2 juin 2008

Mots Dépressionnistes #2

Un texte à lire. Quelques extraits:

"L’idée fonctionnaliste et marchande, concrétisée dans le réel, dont les signes sont, entre autres, la pléthore d’automobiles, d’édifices hideux, de complets gris, de fast-foods ou de publicités, influence la pensée dans ses ultimes retranchements, jusqu’à ce qu’elle l’accepte d’emblée, ne lui reprochant plus que les détails de sa concrétude. […] La disparition de la critique radicale – celle qui prend, étymologiquement, le mal à la racine – correspond au moment où l’intériorisation de la contrainte de l’étant est complète : il n’y a non seulement aucun autre monde possible, mais surtout aucune faculté qui permette de l’imaginer. Cette absence de discours, de possibilité de celui-ci, consacre le règne du fait : il n’y a pas de choix, c’est comme ça. On attribue à Alain Minc, l’idiot du village global, cette assertion qui devait réfuter toute velléité critique : « Ce n’est pas la pensée qui est unique, c’est la réalité. » De fait, la liberté de choisir ou non de vivre dans ce système est la liberté fondamentale qui est refusée à tous, à moins de vouloir être libre comme un assisté social ou un punk, c’est-à-dire carrément paralysé et impuissant. Nous faisons tous le choix, un certain moment, de nous accommoder d’une certaine forme de coercition – le travail salarié, son costume, ses exigences – en échange de la possibilité de la réalisation d’un projet de vie qui dépasse la trivialité et la violence pas toujours soft du travail et de l’existence dans un monde qui se meut par l’échange marchand. Mais justement, ce choix, nous le faisons tous, nous y sommes contraints. Autrement dit, il est inexistant. […] À vrai dire, il est admirablement structuré ce monde, elle est parfaitement balisée cette vie : les rêves sont tous les mêmes ici, avoir une bonne job, gagner 35000$ à 26 ans (twenty years of schoolin’ and they put you on the day shift), avoir une voiture, une maison pour mettre les enfants (Little boxes littles boxes littles boxes made of ticky-tacky), qui auront une vie meilleure, qui iront plus longtemps à l’université, qui habiteront d’autres petites boîtes vertes et bleues et roses. Des urbanistes décident de la forme des villes en fonction de ce bonheur universel, quitte à passer des autoroutes à travers elles; des conseillers en orientation s’assurent de la main-d’œuvre nécessaire au marché, si jamais les écoles ne suffisaient à leur mission répartitrice; les médias s’assurent du conditionnement : la découverte d’un gisement de pétrole dans le fleuve Saint- Laurent est une bonne nouvelle, la chute de la bourse une mauvaise. L’économie est un moloch caché derrière une porte aveugle qu’il faut nourrir sans cesse. La bourse ne souffre pas la mauvaise humeur. Les mois sont balisés par la récurrence des comptes à payer, les années par quelques fêtes bien policées dans tous les sens du terme; la jeunesse se termine lors de l’entrée au travail, l’âge adulte lors de sa sortie; après on meurt, non sans avoir fait auparavant quelques économies pour la retraite et les enfants, ce qui justifie le travail aliéné. Et ce monde, dont la télévision fait la promotion chaque jour, tourne ainsi dans une belle unanimité. La part de créativité, celle des affects, celle des rires et des espoirs, celle de la réalisation de soi, cette part est reléguée aux temps dits libres… deux jours par semaine. C’est le vrai conformisme de notre époque : non pas celui d’un individu qui alignerait ses idées sur celles qui ont cours de manière générale, veillant à ne pas trop choquer les différents pouvoirs en place, et espérant peut-être tirer quelque bénéfice de cette absence de personnalité trop prononcée, mais simplement celui de tous ceux dont les réactions et les rêves furent balisés par les télévisions et les automobiles, les lave-vaisselle, les comptes d’électricité et les belles carrières, par tout ce monde qui se donne à la fois comme si naturel et si souhaitable, comme s’il devait encore ce faire aimer après la tautologie qu’est son existence et l’image de celle-ci. Ce n’est plus la conscience qui réprime les mauvaises pensées, mais le monde lui-même, et finit même par les empêcher d’apparaître. Le décor génère ses codes, ses exécutants une force d’inertie. […] Ces cruelles vérités, qui ne se disent ni quand on parle à ses parents, ni quand on drague, ni à un professeur, ni à un employeur, et encore moins à la radio ou dans les journaux, pensez-vous, ces cruelles vérités, donc, et finalement, ne se disent pas. Elles forment l’assise ontologique de notre belle société post-moderne – même si on aimerait parfois dire qu’elle ressemble atrocement à celle du XIXe siècle, celle de la foi au progrès et du développement économique. On n’est pas sorti de l’usine. Quiconque n’a jamais éprouvé la dureté de telles contraintes morales, sociales et économiques, ne peut être qu’un imbécile ou un collaborateur. Que ce soit dit. Il est extrêmement pénible d’être en désaccord avec ce monde, puisqu’il est à peu près impossible d’y échapper. De ne pas se laisser faire, ne pas être réifié en créature économique fonctionnelle; plus difficile encore de vivre sans emploi, ou volontairement désargenté. Signaler l’opprobre général dont sont victimes les assistés sociaux n’est pas tout à fait hors sujet. Il faut payer pour manger et travailler pour payer, cela va de soi."

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