26 septembre 2011

Faussetés

Il y a trois ans, en septembre 2008, une série d'articles ont été publiés, dans Le Devoir et ailleurs, où il était question de nouveaux manuscrits de Jack Kerouac qui auraient été découverts par un journaliste nommé Gabriel Anctil.

Cette "nouvelle" a par la suite été reprise par l'Internet et ça s'est retrouvé sur plusieurs sites (allant même jusqu'à être mentionnée dans la page Wikipedia de l'auteur.)

Il est un peu tard pour réagir à ces articles, mais ça fait longtemps que je rumine tout ça, et des lectures récentes ont fait en sorte que ça soit remonté à la surface de mes réflexions.

En résumé, les points majeurs qui étaient postulés dans ces articles [1] sont les suivants:

1) Gabriel Anctil aurait découvert des manuscrits de Jack Kerouac, jusqu'ici inconnus, un appelé Sur le Chemin, un autre appelé La nuit est ma femme.  On allait même jusqu'à dire que les manuscrit "inédit[s] et insoupçonné[s]", "dormai[en]t depuis plus d'un demi-siècle dans la noirceur des archives".  On dit aussi que "on ignorait, jusqu'à tout récemment, que le célèbre écrivain américain avait créé une œuvre littéraire dans sa langue maternelle".

2) S'appuyant sur certains des ses écrits, on avance la thèse selon laquelle le Québec, et Montréal en particulier, aurait été des paradis espérés pour Kerouac.  On insiste donc un peu plus sur l'idée que Jack Kerouac serait tout simplement un québécois ayant vécu aux États-Unis.

Allant dans le même sens que les postulats mentionnés plus haut, on pouvait lire dans ces article des affirmations telles que:

"[…] la découverte de manuscrits inédits à New York par Le Devoir […]"

"La pièce maîtresse de ce fonds d'archives est très certainement un manuscrit complet de 56 pages intitulé La nuit est ma femme. Ce roman, constitué de courtes nouvelles de cinq ou six pages, est entièrement écrit en français et prouve pour la première fois que Jack Kerouac avait eu de très sérieuses ambitions de devenir, comme il le disait lui-même, un véritable écrivain Canadien français."

"Comme le montre cette semaine la découverte d'un roman […] Kerouac se considérait comme un Canuck avant d'être un Américain."

"Avant la récente découverte de manuscrits inédits […]"

Ou encore, cette fois tirée d'une entrevue avec Anctil:

"Tous les manuscrits de Jack Kerouac à New York sont accessibles, sur demande, depuis un an et demi. […] On avait quelques indices sur le fait qu'il avait écrit en français, mais aucune preuve tangible. J'ai donc épluché ses manuscrits à New York. Il y a un an, j'ai mis au jour un premier roman en français : La nuit est ma femme. C'est un texte dont l'existence était connue, mais qui n'avait jamais été lu, car non seulement, il était écrit en français, mais en joual, le langage populaire québécois. Seul un Québécois pouvait donc le lire. […] Quant à Sur le chemin, c'est un texte dont l'existence était vraiment insoupçonnée. Je l'ai trouvé en fouillant dans un cahier de notes."

Je vais maintenant tenter de démontrer pourquoi je pense que ces articles (et donc, par extension, leur auteur) sont mensongers, sinon directement, du moins de façon détournée et manipulatrice.

1) Gabriel Anctil n'a absolument rien découvert.  Ces manuscrits sont connus depuis des années.  Des versions abrégées de La nuit est ma femme et d'un autre texte en français appelé Ma folle naissance crépusculaire ont même été publiées en 1996 dans le numéro 521 de la Nouvelle Revue Française. 

De plus, tout l'inventaire de la New York Public Library a été catalogué en 2006 (on peut consulter cet inventaire ici: http://www.nypl.org/ead/479).  La nuit est ma femme y est classé sous l'étiquette 15.20; Sur le chemin sous l'étiquette 39.10.

La biographie de Kerouac écrite par de Paul Maher Jr., publiée en 2004, dit ceci: "The social mores and language of Lowell's Franco-America endeared its people to Kerouac.  In 1950, he wrote a letter to Yvonne Le Maitre […] commenting upon using his native tongue as an approach to speaking English […] Later he was comfortable enough to write some poems […] and an unpublished novella, La nuit et [sic] ma femme, in his native language."

Anctil n'a donc absolument rien "découvert".  Or, il s'agit d'un domaine trop pointu pour que ses affirmations soient ouvertement remises en question.


2) Il est fallacieux d'essayer de prétendre que Jack Kerouac était "québécois".  C'est une perception vraisemblablement populaire, puisqu'elle permet à un peuple de s'approprier une figure célèbre et de parer sa dorure nationale d'un aura de grandeur; ça m'apparait cependant être une fabrication, véhiculée encore et encore par plusieurs dont Anctil, dans ses articles (et — vraisemblablement — dans les conférences qu'il a donné sur le sujet). 

Il cite par exemple le Book of Sketches de Kerouac, n'en retenant que le passage suivant: "Montréal est mon paradis. Ils m'ont presque refusé l'entrée. Restaurant de gare de San Francisco combiné avec une taverne de paysans de Mexico + Lowell - O Thank's Lord."; Anctil conclue son article en disant "Visiblement, Kerouac se sentait bien chez lui au Québec."

Or, si on prend la peine de lire un peu plus du même sketch d'où est tirée la citation, on peut lire ceci:

"MONTREAL (in "taverne")  Montreal is my Paradise ― & they almost didn't let me in ― Railroad restaurant Frisco combined with Mexico Fellaheen girls taverns & Lowell ― O thanks Lord […] America is thrilling on a gray day, Quebec non […] The Canucks are ignorant, vulgar, cold hearted — I dont like them — No one else does"

Voyez que tout ça est déjà plus nuancé.  Ça semble être une épiphanie du moment, une extase de courte durée.  C'est moins facile à interpréter, et alors c'est plus difficile de faire dire à Kerouac ce qu'on aimerait bien qu'il dise.

Au moment où Kerouac écrit ces lignes, en mars 1953, il contemple effectivement la possibilité de déménager avec sa mère à Montréal, voulant se dénicher un emploi dans une compagnie de chemin de fer.  Mais son séjour au Québec est bref et décevant; il réalise assez rapidement qu'il n'y est pas à sa place.

Jack Kerouac n'était pas québécois; ses parents l'étaient.  Kerouac, étant né aux États-Unis, était donc un étatsunien.  Mais — et c'est là que le sujet devient intéressant — il était plus; il était Américain.  Il était amoureux de l'Amérique dans son ensemble, en tant que continent, géographique et psychique.  Sa déception, son désespoir, son cœur brisé, viennent justement de l'échec senti, annoncé et puis confirmé, de ce "rêve américain".

* * *

Voilà, je n'ai pas d'autres grandes affirmations pour contredire ou rabaisser Anctil outre mesure.  Je voulais juste faire ces précisions anodines, tout seul dans mon coin.

Ce qui me met en colère dans tout ça, c'est cette impression de voir quelqu'un se faire un nom en tant que prétendu "'expert de Kerouac" en s'octroyant des honneurs (i.e. avoir découvert des manuscrits), et en prenant Kerouac comme un pantin de ventriloque pour lui faire dire des choses qu'il n'a jamais dites.




Sources:

- Sur le chemin, publié le 4 septembre 2008


- Kerouac, le français et le Québec [http://www.ledevoir.com/culture/livres/156026/kerouac-le-francais-et-le-quebec], publié le 8 septembre 2007






[1] Et qui le sont sans doute toujours, puisque nulle part je n'ai vue une remise en question de ces énoncés.

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