13 août 1999

Lettre pour le Voir

Ce n'est pas la première fois que je pense à écrire à votre journal.  J'ai même à quelques reprises écris des lettres sans réelle intention de vous  les envoyer.  Pourquoi?  Parce que je ne voyais pas de raison valable d'envoyer un texte qui, fort probablement, ne serait pas intéressant pour personne d'autre que moi.  Cette fois pourtant je l'envoie cette lettre, et j'avoue que je ne sais pas trop pourquoi je le fais.  Je l'envoie sans trop réfléchir, me faisant momentanément confiance, et vous priant de tout mettre au recyclage si vous jugez que c'est sans intérêt.  Voici le témoignage ridicule (mais sincère) d'un montréalais désemparé.

Je travaille depuis quelques mois dans le département d'informatique d'une grosse boîte gouvernementale.  C'est ennuyeux, aride, mécanique, sans âme, mais il faut s'y attendre quand on est programmeur-analyste.  J'ai honte de ce que je fais; plus encore, c'est en train de me tuer.  Je meurs de ne pas pouvoir faire ce que j'aime: écrire.  Je ne crois pas être un écrivain talentueux, ni même prometteur.  J'écris parce que j'ai l'amour des livres et des histoires et de l'imagination.  Je me dis que c'est tout ce qu'il me faut pour avoir le droit d'écrire.

J'ai choisi ma branche (l'informatique) parce que je devais trouver un moyen de gagner ma vie, et que j'avais de la facilité là-dedans.  Je me disais que ça ne me demanderait pas trop d'effort même si je n'aimais pas ça, que ça me permettrait de gagner mon pain et qu'avec le reste de mon temps je pourrais poursuivre l'écriture de mes histoires.  C'était un sacrifice que je trouvais équitable.  Je me suis trompé.  Le sacrifice est là, mais sans son pendant positif.

Je travaille mais je suis toujours aussi pauvre qu'avant.  Mon chèque de paie est grugé avant même d'atteindre mes poches.  Je paie mon appartement, j'achète de la nourriture... je rembourse chaque mois mes prêts étudiants (un petit 15000$ de dettes envers le gouvernement, un détail! et tout ça pour quoi? pour pouvoir perdre 15 ans de salaire à les rembourser), et ensuite il ne me reste presque rien.  Les soucis d'argent me pèsent, l'emploi me vide le cerveau, si bien que le soir et les fins de semaines je lutte contre la fatigue et la déprime pour faire de ma vie autre chose que ce qu'elle est du lundi au vendredi, de 8h30 à 4h30.  Je passe du temps avec ma femme, j'écris un peu chaque soir, je vois des amis, et je taxe un peu plus mes énergies en fournissant des efforts sur les deux fronts: le travail et ma vie. 

Chaque fois que je relis les textes que j'ai écris avant cet emploi, je suis impressionné et chagriné de voir à quel point j'ai perdu de ma verve et du peu de talent que j'avais.  Ça affecte aussi la façon que j'ai de faire mon travail au bureau; je n'ai jamais aimé ça, mais maintenant ça me dégoûte.  Ça me demande tout ce que j'ai.  C'est de ma faute, vous me direz.  J'ai choisi ma branche, je dois vivre avec ou changer.  C'est vrai.  Mais, je ne vous l'apprends pas, beaucoup de gens font comme moi et se résignent à un emploi par nécessité.  Voici donc ma question: vous qui comme moi souffrez d'être prisonnier d'un emploi pour pouvoir survivre, et qui avez en vous un désir tout autre, que faites-vous?

Que faites-vous pour vous sortir de cet univers de bureaux et de néons?  D'air climatisé et impur; du café bu jusqu'à la nausée pour être capable de performer; des tâches idiotes qui ne servent à rien ni personne mais qui existent pour garder tel ou tel poste en vie; du gaspillage de 30 ans de vie, alors que l'âme rêve de voyage et de création et d'amitiés; de toute une carrière professionnelle qui n'a qu'un seul but: la retraite qui va métamorphoser la vie pour en faire un paradis sur terre, un jardin d'Eden aux apparences de terrain de golf, et une spiritualité aussi vaste qu'un Reader's Digest.  Je meurs, et je n'arrive pas à comprendre que mon patron, mon voisin de bureau, tout le monde, se contentent de ça.  Il y a quelque chose de profondément cancéreux dans ce mode de vie que l'on s'impose tous, où les plaisirs de l'expérience humaine sont devenus secondaires, tertiaires, quaternaires, sans importance.

Je suis certain que d'autres sont dans ma situation.  Je regarde par la fenêtre de mon bureau du centre-ville et je me dis que dans chacun des grands immeubles il y a au moins une personne qui ne se sent pas à sa place, et qui n'a rien à foutre des ambitions de l'Occident.  Je ne veux pas conquérir, subjuguer, vaincre, gouverner, terrasser, écraser, impressionner, me battre, m'enrichir, régner… je ne veux pas être Calife à la place du Calife.  Alors quoi faire?  Je ne veux pas me retrouver dans la rue.  Je veux pouvoir manger, et dormir sous un toit.  Je ne rechigne pas contre le travail.  Je le fais même si je n'y crois pas, même si ça ne reflète pas du tout qui je suis...  Mais je ne veux pas non plus accepter que mon travail devienne toute ma vie, je ne veux pas concentrer tous mes efforts vers une carrière que je n'adopte que parce qu'elle me permet de me subvenir.

Et des chansons qui m'apostrophent:

Les Colocs, dans "Pis si ô moin": Des exploiteurs endimanchés / Distributeurs de cochonneries / Et de bonheurs préfabriqués.  Ça c'est l'entreprise pour laquelle je travaille…

Jean Leloup, dans "La Chambre": Devrais-je partir ou bien rester? / Devrais-je enfin tout laisser tomber?.  Ça c'est ce que je me demande le soir quand je ne peux pas m'endormir…

J'avoue ma vulnérabilité: j'ai besoin de conseils.  Je suis malade mais c'est de l'aide de ceux qui sont dans la même situation que moi dont j'ai besoin, et non l'aide d'un psychologue qui va pointer ma maladie du doigt dans un gros livre obèse avant de me prescrire un lobotomisant sous forme de pilules.  Je veux améliorer ma situation, et non mieux l'endurer.  J'ai espoir; je suis tout simplement à bout de souffle.

Une idée: que tous ceux qui comme moi croupissent à la semaine longue dans le centre-ville se rencontre au Carré Philip le midi pour se serrer les coudes et donner de la saveur à leur journée.

Mon but donc avec cette lettre: entreprendre une discussion, aussi brève puisse-t-elle être (dans le cas où cette lettre ne serait pas publiée, ou dans le cas où – même publiée – personne ne s'y intéresserait).  Ne pas me laisser abattre, lutter par l'écriture, et ne pas laisser le résultat de cette écriture dans le fond d'un tiroir.  Voilà tout.  Aleas jactas.  Salut la compagnie.  (Et un respectueux bonjour à l'animateur de l'émission de radio "Les Lieux Obscurs", à CISM le mercredi après-midi de 15h à 16h, que j'aime beaucoup et qui d'une certaine façon est celui qui m'a poussé à me manifester, à envoyer une lettre, ses propos ayant fait surgir en moi un enthousiasme amical.)

(Une dernière précision: je n'accuse rien ni personne, et je ne veux pas faire de cette lettre une confrontation... le ton de cette lettre est celui que l'on prend lorsque l'on parle à des amis.)

Merci.
               
– Philippe Turgeon